C’est quasiment le premier délit que l’on peut reprocher à une startup : proposer un service ou un produit à un prix qui s’avèrera in fine en deçà de son coût de revient, si on y intègre les incontournables dépenses marketing. C’est d’ailleurs endogène à la nature même d’une startup : mettre le paquet pour préempter un marché, quitte à assécher les acteurs déjà présents.
Le cas emblématique de cette approche est bien sûr Amazon. Pour ceux qui s’en souviennent, Jeff Bezos a fièrement enchainer les déficits, pendant les 2 premières décennies de son existence. D’aucun dirons qu’en la matière, il s’agissait de bénéfices réinvestis, donc ce n’était pas des pertes. Mais finalement, si vous vendez un livre 10 $, que vous avez acheté 6 $ mais que pour le vendre ça vous coûte 5 $, il ne faut pas avoir fait HEC pour calculer le résultat. On le sait, en France, cette pratique de la vente à perte est illégale, – on ne peut pas vendre un produit moins cher qu’on ne l’a acheté – car on considère que cela fausse le marché et constitue une forme de concurrence déloyale. Malheureusement, elle est quasiment inapplicable en la matière. Et pour Bezos, l’objectif aura été atteint : après avoir ainsi cassé le marché de la distribution, il en récolte aujourd’hui les énormes bénéfices.
L’autre exemple de marché faussé est le cas de UBER. On peut lui reconnaitre d’avoir déployé un service original (pas les VTC mais leur pilotage par application mobile 1) et d’avoir initié un concept qui porte maintenant son nom. Mais cela s’est fait sur un subtil et douteux mix de souplesse contractuelle – les chauffeurs sont des travailleurs indépendants – et de contraintes qui leurs sont imposées – tarifs, véhicules, horaires -. Ce sont ces dernières qui valent à la société le plus de procès : requalification des chauffeurs en salariés pour la Californie, procès pour concurrence déloyale par les taxis parisiens. Et c’est toujours sur la même musique : les relations commerciales entre les acteurs ne sont pas si libres que ça…
D’autres acteurs ont bien compris le modèle et l’on poussé plus loin. Les opérateurs Déliveroo, Uber Eats ou Frichti, sous prétexte de garantir les revenus de leurs livreurs en limitant leur nombre dans un secteur donné et une plage horaire définie – le carcan des licences de taxis n’avait pas d’autre objet soit dit en passant – , leurs conseillent l’inscription à des « shifts planifiés », sortes de CDD pendant lesquels les livreurs s’engagent à être à leur disposition et les plateformes à leur fournir en priorité des courses. En pratique, cela permet surtout à ces dites plateformes de disposer de ressources stables sans en payer les frais fixes. « Juste mordre la ligne jaune…, sans la franchir » : c’est le conseil qu’avait prodigué le Juge Van Ruymbeke à Xavier Niel, lors d’un procès en 2005. Il semble qu’on soit bien dans cet esprit ici.
Toutes les startups ne démarrent pas évidemment sur un paradigme d’illégalité, loin de là. Bien souvent, elles le font à l’insu de leur plein gré, victimes de leur naïveté ou leur angélisme, ce qui matche souvent bien avec la jeunesse de leurs créateurs. Haranguer haut et fort dans un pitch devant des business angels qu’ « on va disrupter le marché des blablabla… » ne suffit pas à réussir. Les réglementations en place, parfois complexes et obscures, mais bien maîtrisées par les acteurs historiques du marché visé, ramènent souvent les doux rêveurs à la réalité.
Le cas Ornikar en est un bon exemple. Créée en 2013, c’est une marketplace de préparation au permis de conduire, mettant en relation des candidats avec des moniteurs indépendants. Le concept, inspiré d’Uber, est génial et prometteur, vus les prix pratiqués et la mauvaise image des auto-écoles en place. Malheureusement, la belle exposition médiatique et la solide promesse n’ont pas suffi : il a fallu attendre 2016, et quelques complications judiciaires, pour que la plateforme obtienne enfin l’agréement préfectoral, lui permettant de rendre valides les préparations au permis commercialisées via son service.
Certaines startups meurent avant d’avoir dépassé ce mur du légal ou plus généralement avoir obtenu une réglementation adaptée à leur business model. L’écologie et le développement durable sont des domaines fertiles en la matière. Plusieurs startups autour de la collecte, le recyclage des déchets ou les emballages écologiques, pourtant dans l’air du temps, ont dû jeter l’éponge ou peinent à se lancer, devenir rentables et durables… faute d’une réglementation incitative.
A l’inverse, nombre d’enseignes vivent très bien avec certaines pratiques que l’on pourrait qualifier d’éligibles à l’illégalité, mais qui ne sont jamais suffisamment formelles pour être attaquables.
Les sites d’annonces en ligne en sont de bons exemples. Que ce soit dans l’immobilier, l’emploi ou les offres de particuliers, une simple visite de ces sites vous amène rapidement à repérer des situations pas très claires : fausses annonces ou reprises sur des sites concurrents – au début, il faut bien commencer avec quelque chose -, annonces obsolètes mais maintenues en ligne pour remplir les rayons, escroqueries ou offres de produits douteux (contrefaçon, recel de vols, etc…), voire publicité mensongère type perdre 10kgs sans efforts. Et on ne parle pas des faux avis. En tant que simple support, ces services peuvent toujours arguer qu’il est difficile de tout surveiller. eBay en son temps – à l’époque supermarché de la contrefaçon – et le Bon Coin plus récemment ont dû multiplier les modérateurs humains pour en contrôler la publication, mettant à mal un modèle économique basé sur le tout automatique. Mais éradiquer tous ces travers n’est pas compatible avec leur rentabilité : même discutables, ces contenus sont source de trafic visiteurs, nerf de la guerre ici.
Last but not least, le trophée du cynisme d’un opérateur sur le comportement légal de son business revient bien sûr à Facebook. Passe encore qu’il n’escroque plus personne aujourd’hui en faisant croire qu’il est gratuit. Tout le monde sait qu’il use de nos données et comportements sociaux pour les vendre à des annonceurs. C’est le deal, et seuls les naïfs doivent s’en offusquer, ou quitter le réseau. Là où la ligne jaune n’est pas loin d’être franchie, c’est l’intention affichée de vigiler toutes publications non conformes aux lois alors qu’il est avéré qu’elles sont le carburant de son activité. Facebook le sait, une infox, une rumeur, une attaque contre une personne, un groupe ou une idée, même et surtout pas étayée, bref, un mauvais post a plus de chance de faire réagir et agiter le réseau qu’une information sûre et sérieuse. Or, les réactions des visiteurs, c’est le cœur de son business : pas de réactions, même de simples likes, ça veut dire pas d’annonceurs, donc pas de revenus…Le jour où Facebook sera aseptisé, en plein respect des lois, et à chaque instant, n’est donc pas pour demain.
Arrêtons-nous tout de même sur un constat positif : le progrès ne s’est jamais fait sans chatouiller voire chambouler un monde existant. Les startups d’aujourd’hui ne font finalement pas autrement.
1 . Le concept du VTC est préexistant à UBER : en France, on appelait « Voiture de Place », de belles limousines avec chauffeur, qu’on commandait à l’avance… par téléphone ! Leur faible nombre ne gênait pas les taxis : un parking leur était même réservé à Gare de Lyon.
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